"Moi" et "l'autre".

Lors des échanges oraux, l'enfant émetteur, le "Je" qui envoie son message à un pair récepteur, le "Tu", qui écoute, qui l'entend, qui le comprend, deviendra à son tour un "Tu" lorsque son récepteur deviendra le "Je" émetteur en lui répondant. Florentin a entendu Gaël, celui-ci a accepté qu'il reprenne son idée, d'autres ont entendu et repris le message et l'ont affiné.

Ceci afin d'arriver à une connaissance ou à une co-naissance, écrit à la façon de Claudel. "C'est une naissance du monde en moi, une naissance de moi au monde. Mais cela ne peut se faire qu'en collectivité, tout seul, on n'y arriverait jamais" (Albert Jacquart, Construire une civilisation terrienne).

Tout ceci pour vivre, vivre ensemble, vivre des constructions de savoir, de savoirs différents, de savoirs communs, de savoirs futurs afin d'aboutir à des savoirs "faire" des savoirs "être" présents ou à venir.

C'est au cours d'interactions de ce genre et multipliées que les enfants deviendront à l'aise dans un groupe, en public, perdront la crainte d'affronter le regard, le jugement de l'autre, apprendront à écouter et à respecter l'autre dans ses ressemblances comme dans ses différences, s'essaieront aux relations humaines, et que "s'éprouveront l'égalité et la différence, le conflit et le dialogue, la concurrence et la solidarité et chacun pourra acquérir aussi, dans les pratiques sociales et le capital du groupe-classe, des compétences adaptatives dans des registres plus éloignés de sa personnalité". (Instructions officielles)

C'est ainsi que, si j'osais plagier Jacquard (Construire une civilisation terrienne), lorsqu"il dit "Ce qui fait ma richesse, c'est ma complexité, la complexité de mon cerveau", je dirais qu'il y a plus complexe qu'un enfant : l'ensemble des enfants, la classe. Mais qui dit complexe ne dit pas seulement accumulation de beaucoup d'éléments. Qui dit complexe dit surtout subtilité des rapports entre ces éléments, donc des interactions.

Si vous prenez vingt enfants et que vous les mettez les uns à côtés des autres ou en rang d'oignons, cela ne crée pas la complexité. En fait cela ne sert à rien. Mais si entre ces enfants, vous mettez en place des réseaux subtils, l'un s'adresse à un autre et cela se répercute sur un troisième. La richesse de cet ensemble fait qu'il a des pouvoirs qu'aucun des éléments n'a individuellement. Car un ensemble a des pouvoirs qui ne sont pas l'accumulation des pouvoirs des éléments. Parmi ces pouvoirs de la classe, il y a la capacité de faire émerger une personne là où la nature avait créé un individu. Je dis "Je" parce que j'ai été entouré de personnes m'ayant dit "Tu". "Moi est l'ensemble des liens que je tisse avec les autres".

"Si tu es différent de moi, si tu penses des choses différentes des miennes, alors tu m'enrichis". (A. Jacquard,Construire une civilisation terrienne).

"Un homme seul n'est pas un homme. Il ne peut pas se développer, il ne peut pas apprendre à parler, il ne peut pas apprendre la culture, il ne peut pas aimer, donc il ne peut pas vivre seul. On est obligé de coordonner, on est obligé de vivre ensemble pour créer la société et devenir des hommes".

(Boris Cyrulnik, livre cassette documentaire "l'homme et l'animal", PEMF)

En voici un exemple dans cet enregistrement réalisé par des élèves de CM discutant de l'évolution de l'homme:

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Gabriel - Lequel animal a fait l'homme?

Véronique - Peut-être le singe...

Eric - Mais pourquoi le singe?

Karell - Ce n'est pas le singe qui a fait l'homme, c'est une espèce de bestiole qui a fait l'homme et le singe en même temps... voilà c'est tout.

Jean Baptiste - Si c'est le singe qui a fait l'homme, pourquoi qu'il est resté bête, enfin, pas bête, mais qu'il est pas devenu aussi intelligent que nous?

Eric - Si c'était un singe qui était devenu un homme, y en aurait plus, de singe!

Philippe - Comment une petite bête comme ça a pu faire un homme?

Jean Baptiste - Elle n'a pas fait un homme, elle a d'abord fait une autre bête, puis elle a fait une autre, et à force, les bêtes se sont transformées.

Philippe - Je voudrais savoir pourquoi l'homme a essayé d'inventer, et non pas de rester comme ça, comme il était avant?

Karell - Moi, à mon avis, c'est le placement du pouce.

Stéphane B - Si on aurait pas eu le pouce, Karell, ça fait qu'on n'aurait pas évolué.

Philippe - A quoi a servi ce pouce?

Gabriel - Le pouce, ça pouvait servir à tenir un marteau, j'sais pas moi, tenir un sac, écrire, à taper des pierres, à chasser, à tenir la lance.

Jean Baptiste - Avec ce qui était comestible, ce qui était bon, le blé et tout ça, ils ont trouvé qu'on pouvait faire des mélanges, et puis ça a fait le pain.

Karell - Avec le blé, c'est le hasard qui a fait le pain.

Christophe - Par exemple, y en a un qui mange un champignon vénéneux, il le dit aux autres et puis, ça va se faire savoir.

Philippe : Si un clan a pris cette idée à un autre clan, et puis ils vont donner à un autre clan et ça va continuer.

Stéphane - Puis aussi, y a pas que les champignons; ils pouvaient mourir à cause des animaux malades, très malades qui avaient mangé des champignons, un genre comme ça.

Stéphane B- On s'est fait aider un petit peu par les animaux parce que on a vu les animaux manger de la viande, alors on a dit "ah! on peut peut-être faire pareil", puis on a essayé, puis on pouvait! Alors on a continué.

Christelle- Comment les hommes ont-ils découvert le feu?

Stéphane R - Je crois que c'est avec des pierres, des silex, ils ont fait du feu avec. Ils les ont tapés, ça a fait des étincelles, et après ils ont fait le feu avec ça.

Christophe - Comment ils ont fait pour que le feu se prenne? Est-ce qu'ils avaient du papier?

Florence G - Avec des brindilles.

Philippe :Ils mettaient un tas de petites brindilles, et puis ils cognaient un silex contre l'autre, et l'étincelle, ils la mettaient assez près de la brindille pour que ça s'éprenne.

Pierre - Oui mais ils ne le savaient pas à l'avance que ça faisait du feu, les silex, comment ils ont fait pour trouver?

Gabriel - A force de chercher...

Eric - C'est tombé au hasard, c'est de la chance qu'il a eue... Remarque que c'est peut-être pas vrai ce que je dis là. Si il a un silex dans la main, il glisse et tombe sur l'autre, c'est le hasard ça...

Jean Baptiste - Je crois qu'on évolue toujours; c'est comme ici: un jour on apprend quelque chose, le lendemain on apprend encore quelque chose, et puis les autres, ils apprennent des choses plus importantes, et puis à force, dans longtemps, on sera vraiment plus intelligents et ça évolue.

Pierre - On évolue puisqu'on grandit, on grandit de plus en plus, alors on évolue; en mangeant on grandit...

Karell - Moi, je ne suis pas d'accord avec toi parce que si on mange, on grandit peut-être, mais ça, c'est dans la vie de chacun. Dans le monde on évolue, oui, mais c'est pas en mangeant, c'est pas parce qu'on grandit. C'est plutôt la cervelle qui grandit, mais pas le corps.

Jean Baptiste - Toutes les bêtes ont évolué mais l'homme il a évolué plus et toi tu demandes pourquoi... il mangeait, mais c'est pas une raison, c'est pour mieux s'adapter...

Florence A - Et puis ça s'est fait petit à petit.

Philippe - Pour moi, l'évolution, c'est une métamorphose.

Jean Baptiste - Moi je suis d'accord avec Philippe, c'est une histoire de métamorphose et d'adaptation.

Cet enregistrement (dont les connecteurs sont en gras) avait été programmé la semaine précédente et montre bien une certaine progression dans la démarche, un tâtonnement, une élaboration collective de la recherche. Les enfants se questionnent eux-mêmes, questionnent leurs camarades, certains ont des réponses hésitantes, des doutes, d'autres pensent en apporter des plus sûres et qui ne sont pas forcément vraies, mais il y a communication.

Toujours, dans ces discussions authentiques, on retrouve les mêmes formulations: Moi je crois.....je pense que... je suis d'accord avec..... je ne suis pas d'accord..... je réponds à...... Moi je sais que..... Peut-être que.... ce n'est peut-être pas vrai..... Ce qu'il y a aussi c'est que.... je me demande..... tu te demandes..... oui mais..... à mon avis..... Si... alors...

Ce type de débat qui amène les enfants à tâtonner, à chercher tous ensemble selon un thème, peut également avoir lieu avec des CE (écouter discussion sur le cerveau ) et même en maternelle, lire la discussion de ce groupe d'enfants de 5 ans discutant sur le soleil, la terre et la lune,

Ces questionnements scientifiques, ces émergences de représentations mentales issus de l'entretien, deviennent motivations de demandes de connaissance, de construction de savoirs qui s'élaborent progressivement et susciteront ensuite, chez les enfants, enquêtes, recherches documentaires, exposés, ou amèneront l'instituteur lui-même à faire les mises au point nécessaires.(Janou Lémery Nouvel Educateur N°77)

Deux autres types de débats, qui se ressemblent un peu sur le fond, existent également :

le premier que je qualifierai de "débat d'opposition" a lieu lorsque les enfants décident d'un thème amenant des "pour" et des "contre" comme ils le disent eux-mêmes.

Cet exemple "les esprits existent-ils" est révélateur de ce type de discussion, en ce sens que de toutes façons, comme le système de référence de chacun est différent de celui de son voisin, il est rare de voir un enfant changer d'avis.

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- Bernadette : Moi je connais une fille, eh ben son père il parle aux esprits.

- Stéphane : Tu l'as vu toi l'esprit ?

- Vérane : Et qu'est-ce que c'est qui te le prouve, que c'est... qui dit vrai, qu'il a parlé aux esprits ?

- Bernadette : J'ai demandé à son... à... au garçon et puis il a dit c'était vrai.

- Stéphane : Il raconte peut-être des histoires hein ! Il faut le voir pour avoir la preuve hein !

- Bernadette : Et l'esprit il lui a dit qu'il aurait une Peugeot 205, puis, par sa grand-mère il l'a eue, la Peugeot 205.

- Vérane : Si ça se trouve il a demandé à sa grand-mère, c'est pas bien dur hein, peut-être qu'il t'a menti hein !

- Bernadette : C'était un cadeau d'anniversaire.

- Vérane : Ben, peut-être qu'il a demandé.

- Bernadette : Non.

- Vérane : Ben qu'est-ce que tu en sais ?

- Bernadette : Il me l'a dit.

- Vérane : Mmm, rien le prouve.

- Jany : Moi un jour, j'ai... Y'a des gens qui sont venus chez ma grand-mère, j'y étais pendant ce temps, puis euh, ils ont fait euh, c'était euh, ils se sont mis autour d'une table ronde puis ils ont dit : esprit si tu m'entends, fais claquer la fenêtre, et puis euh, ça a fait claquer la fenêtre, et j'étais en ce moment juste à côté.

- Stéphane : Premièrement les esprits ça n'existe pas.

- Raphaël : Comme Cédric tu as dit pour croire aux esprits il faut le voir, mais on peut pas le voir parce que même, même si tu vois quelqu'un parler aux esprits, tu peux pas savoir si il parle aux esprits, si ça se trouve il dit des mots sans, sans un sens.

- Alexandra : Et les voyants eux, ils se renseignent sur les personnes, les personnes doivent demander des rendez-vous, et puis ils se renseignent sûrement.

- Stéphane : Et Alexandra, ma mère elle a été voir une voyante, et puis y'avait un monsieur à côté d'elle, puis la voyante elle a dit vous allez gagner au loto cette semaine, et ben il a gagné hein, et comment elle aurait su qu'il allait gagner ?

- Jany : Comme les cartes, on voit aussi, par exemple si on va mourir où si on va se marier avec une jolie femme, enfin, c'est voyance hein les cartes.

- Stéphane : Et puis aussi Bernadette, l'autre jour quand tu m'avais raconté, un garçon il regardait dans le miroir, sa mère était morte, à chaque fois qu'il regardait dans le miroir il voyait sa mère... Ca c'est pas possible hein, je voudrais bien le voir moi !

- Vérane : Stéphane, ça peut être vrai, mais ça peut être vrai dans son imagination.

- Alexandra : Ca peut être lui qui pense.

- Raphaël : Ouais, ça peut être sa mère qu'il aimait bien, et puis il arrêtait pas d'y penser puis à force eh ben ça a été comme ça, sans être de la sorcellerie ou un truc comme ça comme Bernadette dit.

Par contre, le travail de montage est difficile à ce niveau là, car il ne va pas suivre une linéarité comme dans le débat de recherche commune, mais le plan et la chute en particulier vont être sujet à discussion: Comment terminer? par une parole amenant à supposer que les esprits existent, ou au contraire prouvant qu'ils n'existent pas? Réponse délicate qui ne peut être, dans ce cas, celle unique du monteur, mais de l'ensemble du groupe.

Le second est un "débat conflictuel": Il n'est pas toujours enregistré, car souvent il doit se faire à chaud, puisque résultant d'un conflit, d'un dysfonctionnement du groupe classe qui demande à être réglé rapidement.

Celui que je donne ci-dessous (entre dix élèves de CM2) n'avait pas besoin d'une remédiation urgente, un temps a été accordé à chacun pour réfléchir au fait que, lors des séances de travail en atelier, l'efficacité n'était pas toujours de mise.

Dans ce type de discussion, certains peuvent alors modifier leurs représentations, leur fonctionnement tel Ronan qui reconnaît devant ses pairs ne pas avoir assumer correctement sa responsabilité, ou comme Jaëlle qui arrive à donner sa définition de l'autonomie, définition que ses camarades demanderont à mettre en chute car ils la considèrent importante et veulent se l'intégrer.

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Xavier: Moi, je trouve que les ateliers c'est bien, mais alors quand on prévoit quelque chose à faire, par exemple le lundi un problème, on le fait, ou deux, parce qu'il ne faut pas longtemps pour faire deux problèmes.

Cédric: Moi j'ai vu que faire des ateliers individuels, il y a des avantages et des inconvénients. Par exemple l'inconvénient c'est de faire des choses faciles quand on a le choix.

Jaëlle: L'avantage, c'est que tu travailles peut-être mieux, tu ....

Célia: Moi, quand je suis en atelier et que je prévois quelque chose, j'aime bien être dans mon coin et réfléchir, parce que sinon, s'il y a quelqu'un qui parle, et puis je n'arrive pas à le faire.

Sabine: Alors moi Jaëlle, je ne suis pas très d'accord avec toi, si on veut travailler seul, il faut toujours qu'on ait le maître, pour lui faire voir ou qu'il nous aide si on ne comprend pas.

Ronan: Eh, Xavier, moi je ne suis pas trop d'accord avec toi, parce que faire deux problèmes à la fois, et si c'est quelque chose de dur, on ne pourra pas.

Vanessa: Alors là, je ne suis pas d'accord avec toi, Ronan, parce que si tu apprends bien tes tables de multiplication, tu arriveras à faire deux problèmes, même trois.

Cédric: Quand on veut faire quelque chose seul, le problème qu'il y a c'est l'organisation.

Jaëlle: Et puis aussi faire atelier, c'est aussi aider les autres, parce que par exemple, ma camarade qui est à côté de moi me dit "je ne comprends pas" alors je la mets un peu sur la piste aussi.

Mickaël: Je veux te dire Jaëlle, qu'il ne faut pas lui en dire trop, à ta camarade, parce qu'autrement elle va tout savoir et ce sera facile.

Jaëlle: Là, alors qu'on fait cet entretien, on a Arnaud qui baille, tout à l'heure qui s'amusait, mais là je ne crois pas qu'il y en ait qui se rendent compte qu'on parle de quelque chose qui est sérieux, vraiment.

Célia: Moi je suis d'accord avec Jaëlle, parce que s'il y en a un qui fait une bêtise, l'autre regarde et il suit, et c'est comme ça qu'on ne comprend pas.

Stéphane: Par exemple moi je suis le responsable des BT, mais il y en a qui prennent des BT mais qui ne me le disent même pas, donc je ne peux pas le marquer moi.

Ronan: Aussi Responsable c'est qu'il faut faire son travail, comme moi, je devais ranger le sport et je ne l'ai pas fait encore alors...

Jaëlle: Les ateliers individuels, c'est peut-être pour mieux apprendre, ne pas avoir quelqu'un derrière le dos et mieux se développer. Individuel, c'est devenir responsable de soi-même.

Célia: Moi je pense que les ateliers cela sert pour qu'il y ait des responsabilités, pour qu'on s'habitue, parce que si nous, on n'a pas de responsabilités, quand on sera grand on ne pourra pas prévoir quelque chose. L'école c'est comme si c'étaient les responsabilités.

Jaëlle: Et puis aussi quand on fait seuls, certains ne supportent pas d'être seuls, il leur faut le maître ou la maîtresse et cela embrouille tout, alors il faut s'apprendre à être autonome et à devenir responsable de la chose qu'on fait.

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