"Moi, Je":
Toute parole est une demande d'être. Elle n'est pas seulement "le dit", elle n'est pas seulement "le non-dit", elle naît de la relation entre les deux. (Janou Lémery).
Lorsque le nourrisson commence à élaborer la transition entre intérieur et extérieur, entre "moi" et "non-moi" (qui n'est pas encore l'autre) en jouant avec ses doigts, un chiffon..., cette transition s'accompagne de sons, de gazouillis. Le son peut se substituer à l'objet transitionnel (le pouce, le sein maternel). Le bébé ressent alors quelque chose dans son corps, sa créativité se développe et, par là même, la création de symboles. La pensée ou la fantasmatisation semble acquérir un lien avec des expériences fonctionnelles: c'est ce qu'on peut appeler le phénomène transitionnel de l'acte à la pensée. "La pensée est acte comme l'acte est pensée. Penser et agir sont humainement identiques". (Winnicot, Jeu et réalité). Ce phénomène transitionnel est une des meilleures défenses contre l'angoisse.
Dès l'instant où il y a phonétisation, nomination de l'objet, il y a incorporation partielle d'une partie du langage: "les paroles sont corporelles sinon il n'y a rien, et on ne vit pas".(Winnicot, Jeu et réalité).
Chacun doit trouver son savoir, et le rôle de l'enseignant est d'aider l'enfant à trouver sa parole, de ne pas la bloquer, de ne pas détruire cette construction de son "moi", de son "dire". L'objectif devient alors évident: "révéler à un petit d'homme sa qualité d'homme, l'inciter à devenir son propre créateur, à sortir de lui même, pour devenir un sujet qui choisit son devenir, et non un objet qui subit sa fabrication" (Albert Jacquart. L'héritage de la liberté), en un mot devenir autonome, autonome dans son langage, autonome dans sa pensée.
Un exemple : Dans cet enregistrement des enfants de l'école ayant désiré discuter et donner leur avis, après rencontre avec le club du troisième âge du village, sur les différences de vie entre les deux époques, l'apparition du "moi je" et sa répétition est symptomatique:
- Moi, je préfère vivre maintenant parce que c'est plus moderne, plus sophistiqué. - Moi aussi parce que, vivre autrefois, y'avait, c'est pas comme maintenant, y'avait pas de lave-vaisselle, y'avait pas....On était obligé de tout faire à la main alors que maintenant, on a des machines. - Moi j'aurais bien aimé vivre autrefois parce qu'on aurait vécu avec ce qu'on avait. - Je veux dire que je préfère vivre maintenant parce que y'a beaucoup plus de confort, alors qu'autrefois, il y en avait moins.... - Moi je préfère maintenant, y'a beaucoup plus d'évolution. - Moi je préfère autrefois parce que maintenant y'a trop de pollution. - Moi j'aime mieux maintenant parce que pour aller à l'école au moins y'a des cars tandis qu'avant, en principe, fallait y aller en bicyclette. - Autrefois, il fallait puiser l'eau dans les puits, alors que maintenant, on a l'eau courante. - Je préfère maintenant parce que autrefois, y'avait pas d'électricité, maintenant, y'en a. - Moi je dis que c'est mieux maintenant avec la télé, la radio, tout ça. - Moi, je veux dire qu'il y a un peu de bon et de mauvais de chaque côté, hein! |
Dans une discussion, chaque enfant utilise ou approche un certain savoir disciplinaire (ici dans cet enregistrement les enfants abordent l'histoire, avec le repérage dans le temps bien sûr, mais aussi les sciences avec les progrès techniques ou les maladies), mais de plus l'enfant, à partir de sa propre expression, s'approprie peu à peu les différents codes d'expression et de communication, au niveau de maîtrise qui est le sien au moment où il s'exprime.
L'enfant peut se retrouver seul face à l'outil, parce qu'il en a envie ou parce que le groupe le lui a demandé et qu'il a accepté, pour écrire d'une autre façon ce qu'une autre technique, comme par exemple l'écrit, ne permet pas avec la même force, la même intensité. Le magnétophone devient alors un médiateur, un outil valorisant la réussite, le moyen le mieux adapté pour, par exemple, mettre en mémoire de classe, un poème d'auteur ou comme c'est souvent le cas pour des poésies inventées comme celles-ci :
La Vie c'est l'Amour Eternel L'Amour Eternel est une tendresse chaleureuse La tendresse Chaleureuse est un rêve. Le rêve de l'Amour Eternel et de la tendresse Entreront dans la vie. Ne laissons pas ternir la vie. La vie est parfois triste, Parfois joyeuse, Mais la Vie, C'est la beauté. Laetitia 10 ans |
Je vous offrirai ma terre Je vous donnerai ma lumière Je vous offrirai ma gloire Je vous donnerai l'espoir car, tout ce que je possède est à vous Je vous offrirai l'amour Je vous éclairerai le jour Je vous montrerai la vie Je vous éclairerai la nuit car je souhaite vous ouvrir les yeux Je vous prendrai par la main Je vous guiderai sur le chemin Je vous couvrirai d'émeraudes Et votre joie sera chaude Car ce que vous désirez vous l'aurez Livia 11 ans |
J'avais dans le coeur de jolis mots d'enfants.
Un grand est passé qui a tout brisé
Mes rêves... mon imagination:
Il a tout piétiné,
M'a sortie de mes jeux, pour me faire grandir,
Pour que je sois, un jour, adulte.
Maëlle 10 ans
Il arrive aussi que des petits textes plus ou moins poétiques comme celui de Gaël, CM2, deviennent autre chose qu'un simple enregistrement:
J'ai vu un crocodile
Tout seul sur une île
Il était en train de pleurer
Je me suis approché de lui
Pour lui demander ce qu'il avait
Il me répondit qu'il était perdu.
"C'est joli, disent ses camarades, mais c'est un peu court" et Florentin CM2, lui aussi, se propose pour reprendre le poème. Ce texte, que Gaël va se "désapproprier, va devenir une chanson grâce à Michka un compositeur ami des élèves, qui va mettre en musique ce premier texte, puis d'autres encore jusqu'au jour où les enfants vont décider d'enregistrer en studio leur cassette déclarée à la SACEM et qui sera diffusée dans leur environnement.
"Quand jétais dans la salle où il faut chanter, je navais pas peur, cétait bien, javais un casque sur les oreilles: cool. Mais quand je suis entré dans la petite salle où on ne peut loger seulement quune personne (pour chanter notre couplet), là javais vraiment le trac. Quand jai eu terminé denregistrer mon couplet, je navais plus peur du tout. Cette journée était géante. " VINCENT
Mais j'arrive, là, à une autre dimension qui est la connaissance de l'autre.